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Lectures in the Mood #14

8 décembre 2022.

L’émission littéraire proposée par Josiane Guibert qui vous fait partager ses découvertes, ses points d’intérêts et ses coups de cœur.

Au programme :
 
1 L’homme peuplé, de Franck Bouysse aux éditions Albin Michel
 
2 La République des faibles, de Gwenaël Bulteau, aux éditons La manufacture de livres
 
3 La Nuit des pères de Gaelle Josse aux éditions Noir sur blanc
 
4 Les amants de Baker Street, tome 1 : Le détective et le soldat blessé par Isabelle Lesteplume aux éditions MxM Bookmark
 
5 Sous les feux d’artifice, de Gwenaële Robert, aux éditions Le cherche midi


1. L’homme peuplé, de Franck Bouysse aux éditions Albin Michel.

Bonjour à toutes et à tous,

C’est déjà la fin de l’année, on ne voit pas le temps passer !  Et voici les livres que j’ai sélectionné pour vous. Je prends conscience qu’il n’y a dans mon choix ni insouciance ni légéreté. Les auteurs parlent tellement des traumatismes et des catastrophes !

Alors, même si ces romans vous semblent un peu noirs, n’hésitez pas à vous y plonger, ils en valent la peine !

Mon premier livre, L’homme peuplé, de Franck Bouysse aux éditions Albin Michel

Voici la présentation faite par l’éditeur :

« Harry, romancier à la recherche d’un nouveau souffle, achète sur un coup de tête une ferme à l’écart d’un village perdu. C’est l’hiver. La neige et le silence recouvrent tout. Les conditions semblent idéales pour se remettre au travail. Mais Harry se sent vite épié, en proie à un malaise grandissant devant les événements étranges qui se produisent.

Serait-ce lié à son énigmatique voisin, Caleb, guérisseur et sourcier ? Quel secret cachent les habitants du village ? Quelle blessure porte la discrète Sofia qui tient l’épicerie ? Quel terrible poids fait peser la mère de Caleb sur son fils ? Entre sourcier et sorcier, il n’y a qu’une infime différence.

Au fil d’un récit où se mêlent passé et présent, réalité apparente et paysages intérieurs, Franck Bouysse trame une stupéfiante histoire des fantômes qui nourrissent l’écriture et la création. »

J’avais lu plusieurs livres de Franck Bouysse, Grossir le ciel, Né d’aucune femme et Buveurs de vent.

Dans ce roman, j’ai retrouvé les thèmes chers à l’auteur : des personnages taiseux qui vivent isolés, des événements troubles ou cachés, et tout cela dans un milieu rural et une nature âpre et sauvage.

Ce roman est découpé en chapitres courts qui donnent la parole aux protagonistes : Harry, écrivain en quête d’inspiration, transplanté dans un milieu qu’il ne connaît pas et qui se méfie de lui ; Caleb, paysan sourcier, un peu sorcier, qui le voit s’installer avec méfiance, qui s’introduit chez lui à son insu. Et il ne faut pas oublier le silence, le brouillard, une atmosphère opaque et cotonneuse qui ajoute à l’étrange voire à l’angoisse.

Pourtant, il ne se passe pas grand-chose dans ce roman qui fait alterner la parole d’Harry et de Caleb, deux personnages qui s’épient, mais ne se rencontrent jamais. Le passé et le présent sont évoqués tour à tour et, progressivement se font jour les non-dits, les secrets inavouables, les histoires cachées ou oubliées.

Un roman fort, parfois pesant, mais au dénouement inattendu, presque déconcertant. Un beau texte à découvrir.

Pour vous donner une idée du style, voici un extrait de la page 45 :

« Parfois, Caleb engueule le chien, parfois, le chien engeule Caleb. En toutes circonstances, ils sont à leur place entre les barricades du même monde. Leurs ombres se ressemblent. L’animal ne demande que des caresses, sans jamais réclamer, et la seule main de Caleb pour les lui offrir. Le chien n’a pas de maître et Caleb pas d’esclave à sa botte. La compagnie du chien semble suffire à l’homme, la compagnie de cet homme-là suffit au chien. »

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2. La République des faibles, de Gwenaël Bulteau, aux éditions La manufacture de livres.

« Le 1er janvier 1898, un chiffonnier découvre le corps d’un enfant sur les pentes de la Croix Rousse. Très vite, on identifie un gamin des quartiers populaires que ses parents recherchaient depuis plusieurs semaines en vain. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête dans ce Lyon soumis à de fortes tensions à la veille des élections. S’élèvent les voix d’un nationalisme déchainé, d’un antisémitisme exacerbé par l’affaire Dreyfus et d’un socialisme naissant. Dans le bruissement confus de cette fin de siècle, il faudra à la police pénétrer dans l’intimité de ces ouvriers et petits commerçants, entendre la voix de leurs femmes et de leurs enfants pour révéler les failles de cette république qui clame pourtant qu’elle est là pour défendre les faibles.

Avec ce premier polar historique, Gwenaël Bulteau, d’une plume aussi poétique que vibrante, nous fait entendre la clameur d’un monde où la justice peine à imposer ses règles, au détour d’une enquête qui fera tomber les masques un à un. »

La République des faibles est le lauréat des Prix Landerneau Polar 2021, Sang d’Encre et du Prix des écrivains de Vendée.

Né en 1973, Gwenaël Bulteau est professeur des écoles. Particulièrement attiré par le genre noir, il écrit diverses nouvelles et remporte plusieurs prix. En 2017, il est notamment lauréat du prix de la nouvelle du festival Quais du Polar, pour Encore une victoire de la police moderne ! publiée par la suite aux éditions 10-21. La République des faibles est son premier roman.

Tout commence par la découverte du corps supplicié d’un enfant. Et dès le début du roman, plusieurs événements s’enchaînent et s’entrecroisent, avec des personnages nombreux et complexes et des situations bien révélatrices de l’esprit de ce temps.

Car l’action de ce polar historique se situe en janvier 1898 dans les quartiers populaires de Lyon, au moment de l’affaire Dreyfus, juste après la guerre de 1870 avec un sentiment anti-allemand très vif, dans les remous de la IIIe république et des mouvements politiques comme le boulangisme. L’auteur a réussi à dépeindre cette époque sur laquelle on voit bien qu’il s’est parfaitement documenté, mais sans clichés, sans jugement et sans pathos. C’est une véritable performance. Car comment lire ces descriptions ou ces évocations de situations où on exploite les enfants, tant sur le plan du travail que du sexe, où les hommes battent aussi bien leur femme que leurs enfants, où la police se livre à des exactions violentes sans aucun contrôle, où le racisme et l’antisémitisme sont à leur paroxysme ? Ce que décrit ce texte est effrayant : enfants violentés, ouvriers exploités, femmes brutalisées, police corrompue et politisée, un tableau vraiment noir du prolétariat de cette époque. On n’est pas dans l’angélisme et dans la bonne conscience, on a du mal à sortir du sordide. Les faibles n’ont aucune chance de s’en  sortir : tout est fait pour protéger les nantis, les petits notables, les bourgeois hypocrites et bien-pensants. Une lecture édifiante sur un monde brutal et cruel.

Pourtant, à aucun moment on ne lâche ce roman, écrit en chapitres courts dans un style fluide et un vocabulaire cohérent avec l’époque. Ce livre aurait pu paraître en feuilleton comme l’ont été Les Mystères de Paris. On est un peu dans le même genre littéraire.

Pour vous donner une idée de l’atmosphère, voici un passage de la page 78. Le policier Silent a été assassiné.

« Un flic doublé d’un politicien, vous imaginez ? Sans oublier qu’il a mené une vie infernale à certains habitants des quartiers pauvres de la ville. N’importe lequel d’entre  eux aurait une bonne raison de lui faire la peau. Pendant des années, cette brigade faisait régner l’ordre avec zèle. Des Juifs s’en sont pris plein la gueule, des Allemands aussi, soit dit en passant. Puis il est monté en grade et s’est pris de passion pour la politique. »

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3. La nuit des pères, de Gaelle Josse aux éditions Noir sur Blanc.

« Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m’as dit ça, un jour, mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m’as dit ça, aussi.
De toutes mes forces, j’ai voulu faire mentir ta malédiction. »
Appelée par son frère Olivier, Isabelle rejoint le village des Alpes où ils sont nés. La santé de leur père, ancien guide de montagne, décline, il entre dans les brumes de l’oubli.
Après de longues années d’absence, elle appréhende ce retour. C’est l’ultime possibilité, peut-être, de comprendre qui était ce père si destructeur, si difficile à aimer.
Entre eux trois, pendant quelques jours, l’histoire familiale va se nouer et se dénouer.
Sur eux, comme le vol des aigles au-dessus des sommets que ce père aimait par-dessus tout, plane l’ombre de la grande Histoire, du poison qu’elle infuse dans le sang par-delà les générations murées dans le silence.
Les voix de cette famille meurtrie se succèdent pour dire l’ambivalence des sentiments filiaux et les violences invisibles, ces déchirures qui poursuivent un homme jusqu’à son crépuscule. »
Avec ce texte à vif, Gaëlle Josse nous livre un roman d’une rare intensité, qui interroge nos choix, nos fragilités, et le cours de nos vies.

Après les dures relations avec son père, ses commentaires humiliants et négatifs, son absence d’amour telle qu’elle l’avait ressentie, Isabelle a fui sa famille et la montagne de son enfance. Y revenir à la demande de son frère Olivier est pour elle une véritable épreuve et une terrible angoisse à l’idée de revoir son père.

On pourrait être tenté de dire : « Encore une histoire de relations difficiles entre parents et enfants ». Mais ce très beau roman, pourtant très court, ne peut se résumer à cela.

Les quelques jours, racontés avec pudeur et sensibilité, où ils vont enfin réussir à se parler vont être forts et d’une grande intensité.

J’ai apprécié ce court roman intimiste et qui met en scène des personnages pour lesquels on éprouve de l’empathie. Isabelle, la narratrice, se dévoile peu à peu avec ses faiblesses, ses attentes, ses frayeurs. Olivier, son frère, ne se livre que brièvement à la fin du livre. Le père va enfin avouer ce qui l’a marqué et a détruit en lui les manifestations d’humanité qui ont tant manqué à ses enfants. Vraiment, un très beau roman, superbement écrit et qui ne peut laisser indifférent.

En voici deux extraits :

p. 93, les mots d’Isabelle :

« Toi, notre père, tout en colère, tout en dur, en résistance, en impatience. Alors oui, dès que j’ai pu, j’ai fui la montagne, j’ai fui ta colère, j’ai fui notre mère brûlée par cette incandescence. J’ai été la fille qui part, la fille de mauvaise humeur. C’était ça ou mourir étouffée, enterrée vivante sous tes emportements cernés de montagnes, loin du monde que je désirais tant découvrir. »

p. 161, la parole d’Olivier, son frère :

« Notre père n’a pas été facile, nous l’avons craint, nous l’avons haï aussi, il a fallu toute la patience de notre mère pour toujours s’interposer, éviter le choc frontal, le conflit ouvert, le geste malheureux, le mot qui ne se rattrape pas et ne se répare pas. »

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4 –Les amants de Baker-Street, tome 1, Le détective et le soldat blessé par Isabelle Lesteplume aux éditions MxM Bookmark.

« Découvrez, au cœur du Londres victorien, les secrets bien cachés d’une romance interdite.
Londres, 1881.
Médecin militaire, John Watson vient tout juste d’être rapatrié d’Afghanistan. La guerre lui a tout pris. Sa santé, sa raison de vivre, son premier amour.
Brillant et excentrique, Sherlock Holmes est fasciné par les crimes et les énigmes, mais rongé par l’ennui et la solitude.
Par un coup du sort, les deux hommes se retrouvent à partager un appartement au 221b Baker Street. Et lorsque Scotland Yard frappe à la porte, Holmes et Watson n’hésitent pas une seule seconde à y répondre. Aventure et mystère s’invitent dans leur quotidien. Mais alors que le danger n’est jamais loin, les démons du passé, eux, menacent de les rattraper. Leur amour sera-t-il assez fort pour y faire face ?
Découvrez la réécriture du mythique Sherlock Holmes dans cette série où mystère et danger côtoient la plus incroyable des romances. »

Qui ne connaît le célèbre duo formé par Sherlock Holmes et John Watson ?
Bien sûr, on connaît leurs enquêtes et leur efficacité pour démêler des intrigues complexes et résoudre des enquêtes a priori difficiles.
Mais qui étaient-ils ? Ou plus exactement, quelles étaient leurs personnalités ? Quels étaient leurs liens ? Comment s’étaient-ils connus ?
Les quelques enquêtes relatées dans ce livre et les personnages secondaires sont empruntés aux romans de Conan Doyle. Mais ce qui fait l’intérêt de ce livre, c’est la découverte des deux personnages principaux que l’autrice a su décrire avec finesse et sensibilité. J’ai tout de suite éprouvé beaucoup d’empathie pour John Watson, revenu de la guerre très meurtri, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Dans son comportement, tout dénote de la délicatesse, du respect et de l’intérêt pour les autres.De son côté, Sherlock Holmes cache sa sensibilité derrière un masque de froideur et d’indifférence voire de cynisme et on le découvre plus lentement.
Ce livre n’est pas un roman policier, mais plutôt un roman sentimental, très bien écrit et dont le vocabulaire est conforme aux usages en vigueur au XIXe siècle. Les mentalités et les réactions décrites me semblent être celles de la société de cette époque, notamment ce qui concerne l’homosexualité.
Mettre en scène des personnages aussi connus par leurs exploits était un véritable défi. Bravo à l’autrice, pari réussi. Ce fut une belle découverte et j’ai passé d’agréables moments en lisant ce roman, premier de deux tomes.

Voici deux courts extraits.

p. 231, Watson se pose des questions à propos des sentiments de Sherlock Holmes à son égard.
« Bien sûr, Sherlock Holmes ne s’intéressait qu’aux énigmes et jamais aux personnes. »

p. 309. Sherlock Holmes se rend compte de son attachement pour Watson.
« John Watson était la plus belle musique du monde, la seule qui parvenait à le bouleverser complètement. Une symphonie folle et sublime dont les notes résonnaient dans ses pensées sans jamais mourir vraiment. John Watson. .. Son partenaire. Son complice. Son compagnon. Son unique et merveilleux amour. Une sorte de chaos et, en même temps, un point fixe auquel se raccrocher, une armure, un bouclier. »

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5. Sous les feux d’artifice, de Gwenaelle Robert aux éditions du Cherche Midi.

« Seul le bruit de la fête peut couvrir celui de la guerre.
Lorsqu’un navire yankee entre en rade de Cherbourg un matin de juin 1864 pour provoquer l’Alabama, corvette confédérée que la guerre de Sécession condamne à errer loin des côtes américaines, les Français n’en croient pas leurs yeux.
Au même moment, Charlotte de Habsbourg, fraîchement couronnée impératrice du Mexique, découvre éberluée un pays à feu et à sang.
Le monde tremble. Mais le bruit des guerres du Nouveau Continent ne doit pas empêcher la France de s’amuser. Encore moins de s’enrichir. Théodore Coupet, journaliste parisien, l’a bien compris. Envoyé à Cherbourg pour couvrir l’inauguration du casino, il rencontre Mathilde des Ramures, dont le mari s’est ruiné au jeu avant de partir combattre au Mexique. Ensemble, ils décident de transformer la bataille navale en un gigantesque pari dont ils seront les bénéficiaires. À condition d’être les seuls à en connaître le vainqueur…
Pendant cette semaine brûlante, des feux d’artifice éclatent de chaque côté de l’Atlantique. Dans le ciel de Mexico comme dans celui de Cherbourg, ils couvrent les craquements d’un vieux monde qui se fissure et menace d’engloutir dans sa chute ceux qui l’ont cru éternel. »

1864 : on est sous le Second Empire. L’impératrice Eugénie a mis à la mode les cures et les bains. La bonne société va à Deauville ou à Cabourg. Cherbourg ne veut pas être en reste et va donc ouvrir un casino inauguré en grande pompe en présence de nombreux Parisiens venus tout exprès grâce au chemin de fer dont la ligne a été créée pour l’occasion.

De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la guerre de Sécession. La France se prétend neutre dans ce conflit, mais souhaite qu’il prenne fin et que les Sudistes l’emportent permettant ainsi l’exploitation du coton qui manque aux filatures à l’arrêt faute de matière première.

En Amérique également, la situation est instable au Mexique. Napoléon III va offrir  le trône d’empereur à Maximilien de Habsbourg accompagné de son épouse, l’ambitieuse Charlotte de Belgique.

À la lecture de ce roman, j’ai découvert la belle plume de Gwenaelle Robert. Avec talent, elle donne corps à des personnages imaginaires qui évoluent parmi des personnages ayant existé dans un cadre historique bien documenté et bien restitué. Leurs histoires s’entremêlent, mettant en évidence la lutte entre deux mondes : l’Ancien Monde avec ses codes, qui est sur le déclin et va laisser place à une société nouvelle. Les personnages, surtout les personnages féminins, sont très bien décrits. Le style est fluide, le vocabulaire riche. Les événements s’enchaînent sans temps mort. On s’intéresse aux différents protagonistes tout en étant conscient de la marche inexorable de l’histoire.

Un très beau roman que j’ai lu avec grand plaisir et que je n’ai jamais lâché.

Et pour finir, une citation :

« Le bottin de Paris est plein de ces noms des vieilles lignées qui achèvent de dilapider sur le tapis vert les terres acquises par leurs ancêtres, à la pointe de l’épée. Vice de l’aristocratie en un siècle bourgeois, ou sursaut d’orgueil : après tout, le jeu est une façon comme une autre de défier l’équilibre d’une société fondée sur le travail et l’argent… »

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